lundi 28 octobre 2013

Une lettre inédite de Léon Curmer. L’audace ne paie pas toujours !



Le hasard des ventes aux enchères vient de m’instituer heureux conservateur d’une lettre autographe de l’éditeur Léon Curmer (1801-1870).

Écrite en Italie au printemps 1861, cette missive fut envoyée au directeur de cabinet du ministre d’État (alors chargé de la Culture et des Beaux-arts) tandis que l’éditeur mettait fiévreusement la dernière main à sa publication des Heures d’Anne de Bretagne (le procès-verbal du tirage des 850 exemplaires sera signé par-devant notaire le 14 août suivant).

Intéressante, cette lettre l’est à plus d’un titre.

Elle confirme ce que nous savions déjà de Léon Curmer : un chercheur infatigable doublé d’un homme tenace jusqu’à l’opiniâtreté, qui poursuivait ses buts en cherchant courageusement - et avec intelligence - à vaincre les obstacles les plus imprévus.

Elle pose aussi une question cruciale : quelle est l’intention réelle de Léon Curmer lorsqu’il s’adresse au ministère d’État ? Il insiste (nous reviendrons sur ce terme) pour obtenir une mission… qu’apparemment il a déjà obtenue. Bizarre ! Il a déjà été missionné par le ministre, en faisant jouer des relations personnelles (deux sénateurs, dont l’un a l’oreille de l’Empereur), et même en obtenant le concours du Prince Napoléon, cousin du souverain. Mais bien qu’il ait déjà eu tout cela, il semble insatisfait… Alors, que veut-il vraiment ?

Il sollicite une mission destinée à rendre compte de ses travaux. Il souligne les obstacles qu’il a dû vaincre pour faire aboutir ses recherches italiennes durant un voyage long difficile et un peu précipité (j’ai à travers mille peines fait photographier & colorier les plus belles miniatures & les plus précieux ornemens). Il croit même nécessaire de se justifier (vous voyez (…) que ce n’est pas un voyage de pure fantaisie et que je suis en mesure de tenir la promesse que je faisais dans ma demande). On peut s’interroger : n’avait-il pas arraché cette autorisation plus qu’elle ne lui avait été consentie ?

Or quelque chose ne colle pas. De toute évidence, il n’est pas nécessaire de réclamer une mission pour envoyer un compte-rendu : l’une a logiquement précédé l’autre. Il faut donc relire la lette attentivement, et surtout considérer l’inscription apposée au crayon à papier par le chef de cabinet, après avoir recueilli l’avis de son ministre, en vue de répondre au requérant : on en arrive à la conclusion qu’en fait, sans le formuler très explicitement, Léon Curmer souhaite obtenir un appui officiel pour son imminente publication (je tiendrai à honneur (…) de faire cette publication à mes frais avec ce caractère semi officiel qui donnera un certain poids à mes paroles). Outre son honneur, il n’hésite pas à mettre en avant son désintéressement (je ne demande aucune retribution aucune rémuneration de quelque sorte qu’elle soit). Mais surtout, il précise la nécessité de cette accréditation : je n’ai pas la prétention d’être un savant... Malgré ses précautions oratoires (admirons l’astuce de l’expression semi officiel !) et son jeu habile sur l’ambiguïté du mot mission, il s’est trahi.


Ces précisions apportées, la demande apparaît moins incompréhensible qu’elle n’en a l’air de prime abord. En fait, sachant qu’il n’a pas l’autorité morale d’un homme de science, Léon Curmer cherche à y substituer un appui officiel (ou, plus exactement, à moitié officiel). Le commentaire inscrit au ministère affirme : rien ne s’oppose à ce que Monsieur Curmer rende compte de ses travaux à un ministre dont ils ressortent. C’est dans la logique des choses. Mais par contre, le j’insiste auprès de vous n’est absolument pas passé. Et je dois avouer que quand, loupe en mains, je déchiffrais les pattes de mouche du bon Léon et n’avais pas encore cerné ses motivations profondes, je me suis dit : il est bien audacieux d’utiliser un terme aussi impératif !

La réaction du ministre est éclairante. Ayant su lire entre les lignes, il a immédiatement compris qu’on cherche à obtenir de lui un service qui, bien qu’entrant dans ses attributions, pourrait lui coûter cher. Homme politique rompu à la nécessité d’une constante prudence, peut-être redoute-t-il qu’une appréciation publique par trop laudative de l’art italien, encouragée par le pouvoir en place, ne déclenche une polémique dont ces chauvins de Français ont le secret et l’habitude. L’exaltation des valeurs nationales, si chère à l’Empereur, s’en trouverait à coup sûr compromise, ce qui ne pourrait qu’avoir de fâcheuses conséquences (y compris - et sans doute avant tout… - sur son poste ministériel). De ce fait, il n’a pas jugé à propos de (…) devoir donner suite - ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! - et ajoute, non sans sécheresse ni même une pointe de mépris perfide, qu’il y aurait peut-être des inconvenances à insister. Voilà, le mot est lâché ! L’insistance de Léon Curmer a paru inconvenante. Cet homme à la passion bouillonnante n’hésite pas à forcer le destin, tant il se sent (naïvement ?) persuadé de la légitimité de ses entreprises. S’il respecte le code de la politesse, en servant du Son Excellence à chaque paragraphe ou presque, il n’en ose pas moins insister. Or cela ne plaît pas du tout dans les cabinets et salons dorés ministériels de l’autoritaire Second Empire où les hommes de pouvoir, que leur fonction a gonflés d’infatuation, ne désirent qu’un respect scrupuleux des conventions sociales et n’apprécient rien tant que l’humilité, voire la soumission, mais sûrement pas l’audace. Flaubert puis le pauvre Baudelaire l’ont déjà appris à leurs dépens ! Un rappel aux convenances s’imposait…


Les éléments me manquent pour savoir comment ce refus - qu’on devine poliment entortillé - fut ressenti par Léon Curmer. Non sans amertume, comme on peut s’en douter. Cela n’empêcha toutefois ni la publication des superbes Heures d’Anne de Bretagne, ni leur éclatant et durable succès. Cet ouvrage est même devenu le prototype de nos fac-similés modernes de manuscrits enluminés. Il a fait date, et les collectionneurs d’aujourd’hui continuent de se le disputer. Le nom de Léon Curmer n’a pas sombré dans l’oubli ; tout du moins les bibliophiles honorent-ils et chérissent-ils toujours sa mémoire. Mais qui se souvient encore du ministre Walewski ?

Thierry COUTURE
10 août 2013


PRÉCISIONS BIOGRAPHIQUES


1) En 1852, Napoléon III avait institué un ministère d’État chargé de la politique de prestige de l'Empire, visant l'organisation de fêtes et de cérémonies. C’était un ministère à part entière, chargé des beaux-arts, des théâtres et des musées. Son titulaire avait pour nom ministre d’État. Du 23 novembre 1860 au 23 juin 1863, cette fonction fut assumée par Alexandre Florian Joseph, comte COLONNA WALEWSKI (1810-1868), fils naturel de Napoléon Ier et de la célèbre Marie Walewska.
C’est à son directeur de cabinet que s’adresse Léon Curmer.


2) Noël LEFEBVRE-DURUFLÉ (1792-1877) fut ministre de l’Agriculture en 1851, puis des Travaux publics en 1852. il quitta ce poste en juillet de la même année pour celui de sénateur, qu’il occupa activement jusqu’en 1870. Il était né à Pont-Audemer (Eure), où le grand-père paternel de Léon Curmer, Michel Curmer, avait vu le jour en mars 1743. N’y a-t-il là qu’une simple coïncidence ?


3) Louis Félicien Joseph Caignart de Saulcy, dit Félicien (ou Félix) de Saulcy (1807-1880), fut archéologue et numismate. L’empereur Napoléon III, dont il avait su gagner la confiance, le nomma sénateur en 1859. Il présida la commission de la Carte des Gaules en 1862.



4) Napoléon Jérôme BONAPARTE, dit le Prince Napoléon (1822-1891), était cousin germain paternel de l’empereur Napoléon III. On le surnommait familièrement Plon-Plon. Il incarnait les tendances les plus libérales du Second Empire. Il assuma plusieurs missions diplomatiques mais son cousin ne lui accorda jamais sa confiance. Il fut disgracié en 1865, à la suite d’un discours trop hardi prononcé en Corse. Après la mort prématurée du Prince impérial en 1879, il ne parvint pas à s’imposer comme chef de la Maison Bonaparte ; ce titre revint à son fils aîné, Victor (1862-1926).



Transcription de la lettre :

florence 26 avril 1861,


Monsieur Le Directeur,

Permettez moi cette courte lettre
à travers un voyage long difficile et un
peu précipité

J’ai demandé à Son Excellence avec l’appui
de Mrs Lefebvre Duruflé et de Saulcy, une
mission ayant pour but de rechercher les
manuscrits à miniatures qui sont en Italie,
j’avais pour motif [écrit par-dessus b(ut) ] surtout d’adresser à mon
retour à Son Excellence un rapport sur mes
recherches, elles ont été fructueuses, j’ai trouvé
à Turin le portrait authentique de l’auteur
inconnu des peintures du livre (d’) Heures
d’Anne de Bretagne, j’ai vu tous les manuscrits
de Turin Milan Venise Parme Bologne
florence Sienne et Rome j’ai à travers
mille peines fait photographier & colorier
…/…
les plus belles miniatures & les
plus précieux ornemens du Bréviaire
de Grimani des livres choraux de la
chartreuse de Pavie, de ceux de Sienne
des manuscrits du Vatican & des
Bibliothèques Barberini & Corsini
sans parler de beaucoup d’autres
renseignemens précieux pour l’histoire
de l’art.

Vous voyez Monsieur que ce n’est
pas un voyage de pure fantaisie
et que je suis en mesure de tenir la
promesse que je faisais dans ma
demande.

Ajoutez à cela que je n’ai pas
la prétention d’etre un savant que
je ne demande aucune retribution
aucune rémuneration de quelque
sorte qu’elle soit.

Je désire seulement être autorisé
…/…
par la mission que je sollicite
à rendre compte à Son Excellence
de mes recherches et de mes travaux.

Vous avez eu la bonté de me proposer
une recommandation de S. E le
Ministre des affaires etrangères,
j’ai eu tout cela et de plus une
mission spéciale du Prince Napoléon
Si j’insiste auprès de vous pour avoir
cette mission c’est que c’est à Son
Excellence que mon rapport va
de droit et que je tiendrai à honneur
si vous trouvez qu’il vaille la peine d’etre
publié, de faire cette publication à
mes frais avec ce caractère semi
officiel qui donnera un certain
poids à mes paroles

Si Son Excellence daigne
m’honorer d’une réponse favorable
…/…
je vous prie de la faire remettre
Rue de Richelieu 47 ou je la
trouverai à mon retour

Veuillez agréer Monsieur
Le Directeur l’hommage
de mes sentimens respectueux


L Curmer


Écrit au crayon à papier, en travers de la première page, par le directeur de cabinet du Ministre d’État :

Rien ne s’oppose à ce que
M Curmer adresse un rapport
sur ses travaux en Italie au Ministre
d’Etat, qui par les attributions qui lui
sont conférées est le plus en situation
de recevoir des communications
semblables – quant à la lettre que
demande M Curmer le Ministre
n’a pas jugé à propos de le devoir
et il y aurait peut etre des inconvenances
à insister auprès de lui.



Nous rappelons les autres billets donnés ici même par M. Thierry Couture au sujet de Léon Curmer : ICI et ICI. Il y en a encore d'autres sur Léon Curmer, vous les trouverez en cliquant ICI.

Bonne journée,
Bertrand

jeudi 24 octobre 2013

La Reliure contre le Texte ? ou comment la forme nuirait au fond, par Norbert Vannereau


Photographie Copyright Bruce Nauman


Du (trop) fameux Qu’importe le flacon pourvu qu’il y ait l’ivresse de ce cher Baudelaire à L’important c’est ce qu’il y a dans la boite d’un industriel de la conserve, le rapport contenant-contenu est souvent perçu comme source d’ambiguïtés. Un contenant -la forme- de toute éternité sera nécessaire au contenu faute de quoi le contenu - le fond donc- n’existe pas... L’histoire des idées imprimées l’atteste, sa révolution perpétuelle liée intimement au style. Sans flacon, pas d’ivresse…

Quand Marcel Duchamp il y a 100 ans expose des toiles sans cadre, le tollé est général, l’œil bourgeois -c’est toujours actuel- peine à se passer d’un cadre pour considérer une peinture...Une dégustation de vins à l’aveugle ruine la prétention d’expertise du plus grand nombre, le calibre de la bouteille mais surtout l’étiquette concourent à l’apprécier…L’hagiographie favorablement tronquée des monarques -des politiciens à présent- se joue jusqu’au tournis de l’image au détriment du contenu… Jusqu'à quel point la forme vampirise-t‘elle le fond, au risque de le vider de sens ? Quel est le rôle des apparences sur notre jugement ? En matière d’art, l’emballage aurait-il le pouvoir de transcender le contenu ? Vaste sujet... Le problème de la subjectivité de la forme est loin d’être réglé.

Ces brèves digressions amènent au sujet qui nous intéresse : la reliure et sa fonction. L’amoureux transit de reliures que je suis ose à peine poser la question : à quoi au juste sert la reliure ?... A rien, à tout... N’a-t’elle pas toujours été argument à agrémenter, à plaire, à séduire, à faire vendre un texte plus ou moins rébarbatif, bref : à le tronquer par le biais d’un artifice ?...

C’est la naissance de l’imprimerie et la propagation d’une littérature profane qui permettra l’avènement d’un art de la Reliure. Tant que l’écrit dans son immense majorité fut à caractère religieux, transmis sur parchemins par les copistes du clergé, la reliure demeura primitive ; les rares contre-exemples qualitatifs comme autant d’arbres cachant la forêt.

Contrairement à un art de l’enluminure, précoce dans le temps mais initié par Byzance et ne concernant qu’un nombre minime d’ouvrages, l’usage de la reliure consistera longtemps à ranger des feuillets sous une couverte rustique et solide à des fins pratiques, nécessité d’ordonnancement… L’humidité des monastères et des places fortes où les grimoires sont conservés au moyen-âge impose un emballage inaltérable sans fioritures. En un mot comme en cent : l’aspect utilitaire prime sur toute autre considération. Peu d’inscription sur les plats grossiers, un Ex libris occasionnel ou une marque d’identification au dos. Cuir brut, écorce ou vélin muet à rabat sont la règle… Difficile dès lors de parler de reliure.

C’est aussi que le texte saint tout-puissant doit se suffire à lui-même et cela tient du renoncement. Il reflète l’ordre décrété du monde selon le dogme chrétien : l’apparence du livre n’est rien car le texte est Tout, pourrait-on dire. Par cet absolu du contenu, qui interdit de fait un art de la Reliure, transparaît le dessein impérieux de contenir l’humanité vers l’essentiel ; viatique qui n’est pas sans rappeler le combat des iconoclastes et des iconodoules (cela mériterait un livre complet).

Il faudra attendre la Renaissance et la redécouverte d’une pensée humaniste pour voir tempérée l’absolue primauté du fond sur la forme : l’homme n’est-il pas léger et inconséquent par essence ?... Nous sommes certes là encore bien loin du livre-objet, livre moderne conçu comme un tout, contenant répondant au contenu, livre où le plaisir de manipulation devient argument de lecture… Il n’empêche, les perfectionnements de l’artisanat apportent les outils d’un art en gestation. Mais à quoi tiendra l’éclosion de la Reliure d’Art ?

La montée en puissance de la bourgeoisie des villes et des Parlements fut sans doute le déclencheur. L’amélioration de l’habitat favorise la possession d’ouvrages, l’avènement d’une sphère privée au sein des maisons sanctuarise bureau et bibliothèque, à la fois pièces et meubles. Mais c’est la mentalité urbaine et la conscience naissante de l’individu qui multiplie les centres d’intérêts. Histoire, voyages, fables, poésie, théâtre et chansons, l’écrit n’est plus seulement l’écho du culte mais celui de littératures variées. Le livre ne se veut plus exclusivement objet de réflexions souvent rébarbatives, mais plaisir et légèreté… Et à l’agrément du texte s’ajoute celui de son réceptacle. Qui, à une rude couenne de truie râpeuse ne préfère pas l’élégance d’un maroquin estampé ; voire ses armoiries frappées en dorure ?... Quel esprit distingué amoureux des facéties de Plaute n’aspirerait au bonheur d’une reliure en rapport ! Une classe éduquée se pique et rivalise désormais de posséder ces nouveautés. Adieu la reliure uniforme du presbytère ! Le champ des possibles est infini et les dés sont jetés.

Certes, la bibliothèque ecclésiastique de l’âge classique ne sera pas en reste avec l’apparat, la magnificence que l’on sait...et l’adhésion à toutes les modes en vogue. Le catalogue d’inventaire des princes de l’Eglise, illustres amateurs commanditaires, est là pour témoigner. A ce titre, dans le sanctuaire même de la Réforme qui s’opposa tant aux dérives ostentatoires, la notion de Reliure d’Art avait déjà triomphé avec le standard de la reliure janséniste…

Alors : la Reliure d’Art victoire du profane sur le sacré, en quelque sorte ?... En tous cas une chose est sûre : un parallèle historique parfait illustre le phénomène. La sécularisation des sociétés où priment les valeurs de plaisirs et d’émancipation, ne trouverait de meilleur instantané.

Mais revenons à nos moutons, à quoi au juste sert la reliure... J’étais il y a peu à table avec ce qu’il convient d’appeler un grand libraire. Entre la poire et le fromage sans originalité nous nous mîmes à parler… livres, La Chartreuse de Parme précisément. Depuis l’édition de mars 1839 mon vis à vis connaissait toutes les versions parues, les illustrées comme les pirates, il savait qu’un folio somptueux relié par Bonet pour un amateur lyonnais venait de passer la veille aux mains d’un confrère pour un prix ahurissant, il n’ignorait aucune cote relative aux meilleures reliures adjugées en salle (EO bien sûr), bref, un puits sans fond… Me vint l’envie d’évoquer mon admiration sans borne -mon amour- pour la Sanseverina, et ma tendresse pour Fabrice. Un instant je l’observai à se dandiner sur sa chaise, mal à l’aise, visiblement tenté de faire durer jusqu’au café… et finir par avouer qu’il n’avait jamais lu La Chartreuse

L’anecdote n’est pas anodine. Elle illustre le lent déclin de l’intérêt pour les classiques, peut-être parce que l’accès à la psychologie de pans entiers du patrimoine échappe à nos contemporains. Nous ne sommes plus en phase. Nul ne sait plus déclamer une strophe de Racine. Depuis la fin de la Belle Epoque qui comme chacun sait marque la fin du monde, le texte fait la manche et vit à crédit, il s’est cherché des relais d’audience comme n’importe quel famélique, il a successivement débauché la Reliure, l’illustration puis le cinéma... Admettons que bien des libraires ne sont plus aujourd’hui les agents de diffusion qu’ils furent, ni généralistes ni spécialistes, mais se sont rangés dans des niches spéculatives de haut vol -les cartonnages Jules Verne en sont la caricature- ce qui fait d’eux en vérité un genre de taxidermistes revisités... Pas de reproche non, juste un constat.

La bibliophilie - dont la Reliure d’Art constitue une mamelle essentielle sans rapport pour autant avec celles de Tirésias - sert moins que jamais l’intérêt du texte, sans doute même en est-ce l’ennemie tant le poids des contraintes formelles du beau livre l’écrase, tous ces vers de mirlitons splendidement reliés en leur temps par une des stars du genre qui s’arrachent à prix d’or… L’inverse existe aussi. De grands textes bizarrement dédaignés sont affublés de cotes dérisoires, mais il y a là une morale au bénéfice de l’amateur avisé. Ce qu’il faut retenir de cet état paradoxal c’est l’émiettement complet du livre qui n’existe plus en tant que tel mais qui est devenu le faire-valoir de domaines annexes, l’écrit considéré comme sous-titre de l’image désormais, les acteurs du secteur n’ayant plus grand chose non plus à voir les uns avec les autres…

En un peu plus de quatre siècles le rapport texte-reliure s’est radicalement inversé. Le texte qui était Tout s’est réduit comme peau de chagrin - gloire à Balzac -, le texte devenu tout petit mot en un sens mais gros mot presque, tandis que la Reliure qui incarnait le diable noir des inquisiteurs, forte de l’image reine de l’époque où tout se voit sans être regardé, reçoit les gerbes et les honneurs du tapis rouge.

Norbert Vannereau

lundi 21 octobre 2013

Démodée, la matière de Bretagne ?


Les libraires se passionnent souvent pour un sujet particulier et s’en font une spécialité : les polars, les curiosa, l’ésotérisme… Benoist Rigaud, éditeur lyonnais (15?? -1597)  choisit les romans de chevalerie. En voici deux exemples, tirés de ma bibliothèque, pour illustrer le sujet.

Le premier s’intitule « Histoire, contenant les grandes prouesses, vaillances, et héroïques faicts d'armes de Lancelot du Lac, chevalier de la Table ronde ». Il a été publié en 1591.


Fig 1 Lancelot du Lac

Le second porte au titre : « Histoire merveilleuse et notable de trois excellens et très renommez fils de roys, a sçavoir de France, d'Angleterre & d'Ecosse, qui firent, estans jeunes, de grandes prouesses, & obtinrent victoires signalées, pour la manutention & défense de la Foy Chestienne, au secours du Roy de Sicile. ». Il date de 1579.


Fig 2 Les Trois Fils de Roys

Imprimeur prolixe, Benoist Rigaud n’a curieusement jamais fait l’objet, à ma connaissance, d’une étude approfondie. Baudrier nous dit qu’il débuta sa carrière vers 1555 en collaboration  avec son neveu Jean Saugrain, mais les opinions religieuses des deux associés provoquèrent bien vite la dissolution de leur société. Saugrain devint un fervent adepte des idées réformées.
Rigaud fut pendant quelques années l’imprimeur du gouvernement du Lyonnais et créa ou plutôt développa, à Lyon, le commerce des livres low cost, ce que déplore Baudrier : « Malheureusement l’impression et le papier de ses publications se ressentent beaucoup trop des effets de cette innovation. Pourtant leur mérite intrinsèque a conservé une grande faveur à ses éditions fort appréciées par les bibliophiles ».

Rigaud ne fut point, contrairement aux habitudes du temps, un libraire féru de l’antiquité grecque et latine. Il s’est appliqué surtout à publier les œuvres poétiques et historiques françaises et à vulgariser les recherches de ses contemporains sur le droit et la médecine. Il habitait rue Mercière, au coin de la rue Ferrandière, mais le grand essor pris par son commerce l’obligea à louer plusieurs entrepôts dans le voisinage. Rigaud remettait l’impression de ses publications à de nombreux imprimeurs généralement plus soucieux du bénéfice que de l’élégance, tels  Antoine et Ambroise du Rhône, Jacques Faure, François Durelle, Jean d’Ogerolles, Benoît Rondette, …

Lorsqu’il mourut, le 23 mars 1597, Pierre Rigaud, l’aîné de ses enfants, administra et prit la direction de la maison de librairie sous la raison sociale : héritiers de Benoist Rigaud. La dynastie poursuivit son œuvre jusqu’au milieu du XVIIIème siècle.

A la lecture des titres sortis de ses presses, on comprend que le roman de chevalerie avait une bonne place : Grisel et Mirabella (1568), Amadis des Gaule (1575-78), Fierabras le Géant (1575), Maugis d’Aigremont (1579), Meliadus Chevalier de la Croix (1581), Renaut de Montauban (1581), etc …

Le plus célèbre de la série est, sans doute, son Lancelot du Lac de 1591. (Seul titre de Rigaud ayant eu les honneurs de l’Annual bibliography of the history of the printed book and libraries qui lui consacre deux notices !)


Fig 3 Le début du récit de Lancelot

Chacun connait la matière de Bretagne, sans avoir forcément lu Chrétien de Troyes, fondateur du genre. Un héros d’armes et d’amours part à l’aventure en quête de sa propre identité. Il se met perpétuellement en danger et conquiert dans les épreuves une réputation de courtoisie, de vaillance, de largesse et d’honneur.La grandeur d'Arthur et du royaume de Camelot a traversé les siècles et consacré la légende. On se souvient tous de sa réplique célèbre : « J’suis chef de guerre, moi. J’suis pas là pour secouer les drapeaux et jouer de la trompette ». Son pouvoir lui vient de son épée magique, Excalibur alias Chastiefol. (« J’veux pas qu’on touche à mon épée, c’est une épée magique, c’est personnel. ») [NDLR : j'aime quand Kaamelott s'invite sur le Bibliomane moderne !]

L’univers chevaleresque mis en scène dans la légende arthurienne relève, comme le suggère Jean de Meung dans le Roman de la Rose, d’une « chevalerie de littérature ». La Bretagne y est une terre de fiction, lointaine et merveilleuse, où officient les mages (Merlin : « Invoquer une meute de loups ? Moi j’veux bien mais je vous préviens : s’ils se retournent contre nous pour nous bouffer les miches, vous viendrez pas pleurez ! »).  L’occupation principale du roi Arthur est d’écouter les récits que lui rapportent ses chevaliers. (Yvain : « moi, le Graal, j’peux pas y aller, j’ai une otite. »). Les aventures seront écrites, comme l’a demandé Merlin qui a instauré cette règle, afin que personne n’oublie, pendant les siècles à venir, combien les chevaliers d’Arthur étaient des hommes extraordinaires.

Lancelot est le fils du roi Ban de Bénoïc et de la reine Élaine. Lors d'une campagne aux côtés du roi Arthur, le roi Ban de Bénoïc mourut en quittant son château incendié par Claudas de la Terre Déserte, laissant seule sa femme enceinte. Quelques mois après sa naissance, le jeune Lancelot est enlevé sous les yeux de sa mère par la Dame du Lac. Ce lac est le passage vers l'île enchantée d'Avalon, pays des mages et sorciers.

Il existe plusieurs versions de Lancelot du Lac, celui du Chevalier à la charrette que Chrétien de Troyes met en scène vers 1180 - mais la création du personnage pourrait être antérieur au XIIème siècle - et le Lancelot en prose, rédigé au xiiie siècle en langue romane par un auteur anonyme, qui a considérablement développé le récit  en lui inventant  un royaume, ainsi qu'une descendance et de nombreuses péripéties.

La notice qu’avait consacrée la BNF à l’’édition de Benoist Rigaud lors de l’exposition « La Légende du Roi  Arthur », en 2009, est très bien faite et je vous la livre telle quelle sans rien y ôter :

« Cette modeste édition du Lancelot en prose est la dernière publiée en France et n'est en fait qu'un abrégé drastique de ce qui fut le plus vaste roman du Moyen Âge : il n'en reste qu'une succession de "briefs sommaires donnans au plus pres l'intelligence du tout", de phrases lapidaires retraçant uniquement l'action, fidèlement mais sans dialogues ni descriptions.

L'imprimeur lyonnais Benoît Rigaud s'était fait une spécialité des romans de chevalerie, alors passés de mode dans les milieux aisés qui en avaient longtemps affectionné les grandes éditions in-folio ou in-quarto. Contrairement à la plupart de ses prédécesseurs, il n'insiste pas, dans le prologue, sur la valeur éducative du roman, mais le présente comme un simple délassement, "afin qu'au milieu de tant et tant de traverses, desquelles tu es agité journellement, la lecture d'icelle puisse apporter joye et consolation a ta tristesse, et allegement a tes adversitez".

Il est possible que Rigaud ait considéré cet abrégé comme un "ballon d'essai", testant l'intérêt du public avant de se lancer dans la publication des milliers de pages du vrai Lancelot. L'année précédente, il avait déjà donné en apéritif une Devise des armes des chevaliers de la Table ronde. Et il n'avait pas procédé différemment en lançant, avant sa grande édition des Amadis (1575-1578), un Thresor des livres d'Amadis.

Mais la matière de Bretagne était sans doute vraiment démodée - ou Rigaud changea-t-il de projet ? Quoi qu'il en soit, l'affaire en resta là.

Cette édition préfigure en tout cas la formule éditoriale de la "Bibliothèque bleue", qui allait bientôt être systématisée par Nicolas Oudot, à Troyes. Bizarrement, si l'on excepte une édition d'Artus de Bretagne, les éditeurs troyens ignorèrent la matière arthurienne et ne publièrent que des versions abrégées des chansons de geste du cycle de Charlemagne, dans leurs mises en prose du XVe siècle. Certaines continuèrent d'ailleurs d'être éditées jusqu'au XIXe siècle. L'absence de la matière de Bretagne dans la littérature de colportage explique en grande partie l'oubli dans lequel Arthur tomba pendant plusieurs siècles. »


Fig 4 Les Trois Fils de Roys, chapitre premier.


Avec les Trois Fils de Roys nous quittons la Bretagne pour le Royaume de Naples et de Sicile. C’est l’une des rares proses épiques originales du XVème siècle  et un bel exemple de la richesse de la littérature bourguignonne [NDLR : cool !].

A partir du roman arthurien qui adaptait des légendes celtes, le genre va s’élargir. Les récits ne se limitent plus au seul univers de la Bretagne et de la Cour du roi Arthur, ils portent sur les exploits de différents chevaliers évoluant dans différents pays d’Europe.

Je vous fais grâce des détails de ce récit épique embrouillé qui décrit comment les princes Philippe de France, Humphrey d’Angleterre et David d’Écosse délivrent le royaume de Naples des Sarrasins et épousent trois belles princesses. Le ressort de l’histoire tient à ce que les trois Princes partent guerroyer incognito et il en résulte intrigues et quiproquos. On y retrouve tous les ingrédients habituels des romans de l’exil et du retour, avec une touche géopolitique particulière qui servait la propagande de Philippe le Bon, Duc de Bourgogne, puisque celui-ci avait le projet de lancer une croisade contre les turcs.

Nous voilà plongés dans l’ambiance électrique qui animait les Cours d’Europe, hésitantes à envoyer des troupes contre les Turcs après la prise de Constantinople en 1453, alors que le Royaume de Sicile était à deux doigts de tomber aux mains des infidèles. Le Pape Nicolas V appelait à la Croisade. L’épisode du Vœu du Paon fait écho au récent Banquet du Faisan qui s’était déroulé à Lille en 1454. Le Duc, et tous ses chevaliers, au cours d’un grand banquet (sans doute bien arrosé !) avaient juré sur le faisan, à Dieu, à la Vierge et aux Dames, d’aller combattre les Turcs.  Les promesses n’engagent que ceux qui y croient !

L’œuvre est faussement attribué à Daniel Aubert, qui était « escripvain » officiel du Duc Philippe le Bon. « Le copiste  gérait une espèce de maison d’édition qui selon les nécessités, exécutait, coordonnait ou surveillait toutes les phases de production du livre, allant de la rédaction du récit proprement dit jusqu’aux illustrations et à la reliure finale » ( Straub 1997, 148). Il dut contribuer pour une part au remaniement du texte. On y trouve aussi de nombreux liens avec la chanson de geste Fierabras.

Voilà, ce n’était que deux exemples parmi les nombreux titres disponibles chez Benoist Rigaud en cette fin de XVIème siècle. Moins d’une vingtaine d’années plus tard, Miguel de Cervantès, tout en faisant rentrer le roman dans sa période moderne, allait porter une estocade finale aux récits de chevalerie avec le caricatural Don Quichotte.

Bonne Journée
Textor

[NDLR : J'invite les lectrices et lecteurs de ce billet savamment tourné à se référer à ceci pour plus de précisions sur le Royaume et son histoire ... compliquée ...]

jeudi 17 octobre 2013

Identifier une gravure ...







La question est assez simple : Quel artistes a exécuté cette gravure ? (question d'un lecteur du Bibliomane moderne)

vendredi 11 octobre 2013

Vos plus beaux frontispices .... A vous de faire votre choix !



Mon choix (Bibliomane moderne)

Frontispice original par Manuel Orazi pour H. Willette, Le Livre d'Or de Renée Vivien,
Le Livre d'Or, Paris, 1927


Oui oh ! je sais ce que vous allez me dire : Il revient déjà ! Eh bien non, pas vraiment. Juste une idée qui germe comme ça dans mon esprit bouillonnant et puis hop ! Je publie. Je partage. Je suis comme ça.
Donc, résumons, j'aime les frontispices. Pas vous ?
Je publie LE frontispice qui me fait craquer (je pourrais en citer des dizaines et des dizaines d'autres de toutes époques), mais je choisis celui-là (ci-dessus). Et vous si vous ne deviez en choisir qu'un seul ? Lequel choisiriez-vous ? Je vous propose de m'envoyer sur mon mail librairie-alise@wanadoo.fr LE frontispice que vous aurez sélectionné et je me charge de l'ajouter à ce billet participatif.
J'espère que vous serez nombreux à nous faire partager vos goûts. Il n'y aucune limite de date ou de thème, le choix est donc vaste !

A vos claviers ! J'attends votre mail avec impatience !

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne (pas encore tout à fait mort)

PS : avec l'image que vous m'envoyez, indiquez le ou les artistes ainsi que le livre dans lequel se trouve le frontispice (auteur, titre, lieu d'édition, éditeur, date).


Vos frontispices


Gravé par Eugène Varin (1831-1911), d'après Alfred Delauney (1830-1894).

Frontispice pour la Bibliographie iconographique des petits formats du XVIIIe siècle,
par Eugène Deullin (1827-1897), jamais publiée.

Publié pour la première fois, en frontispice, dans Cazin, l'éponyme galvaudé (Paris, L'Hexaèdre, 2012), par J.-P. Fontaine.





Frontispice par J. Gradassi, dans "remorques" de Roger Vercel,
collection "pastels", éditions du panthéon, 1950.



Frontispice des Grâces, de Meusnier de Querlon, à Paris, chez Prault, 1769,
dessiné par Boucher et gravé par Simonet.



Frontispice et son explication, de Félicien Rops pour les épaves
de Charles Baudelaire.
Amsterdam , A l'enseigne du coq  1866.
et Bruxelles, chez tous les libraires 1874.





Frontispice de The Anatomy of MelancholyDemocritus Junior [Robert Burton], Oxford, Printed for Henry Cripps, 1628, gravé par Christian Le Blon pour cette troisième édition.
L'E.O. date de 1621, sans frontispice.


D'ailleurs, l'édition française, chez José Corti, utilisera le frontispice pour servir de couverture aux deux volumes de l'époustouflante traduction de Bernard Hœpffner.





Frontispice dessiné et gravé par Jakob van der Schley, pour le livre de Prosper Marchand « Histoire de l’origine et des premiers progrès de l’imprimerie » Éditeur: Pierre Paupie à La Haye, 1740.
 Il s’intitule : «  l’imprimerie descendant des cieux est accordée par Minerve et Mercure à l’Allemagne qui la présente à la Hollande, à l’Angleterre, l’Italie et la France, les quatre premières Nations chés les quelles ce bel Art fut adopté. »


CLAUDEL : CONNAISSANCE  DE L'EST  - Editions GONIN -1930 
Illustrations de Jean BERQUE


Louis Guillaume de La Follie
Le philosophe sans prétention, ou, L'homme rare : ouvrage physique, chymique, politique et moral, dédié aux savans
Clousier, 1775, 349 pages
Gravure : L.S. / C. Boissel



CARTOUX (Maurice). L’Odyssée de Maître Louis. Les Baux : [Chez l’artiste], 1958 - In-folio (290 × 430) - [14], 76 p., [3]. Tirage à 10 exemplaires sur montgolfier. Couverture à large encadrement noir (monogramme LJ en tête, monogramme MC en pied), titre en rouge : L'odyssée de Maître Louis, monogramme LJ en noir. Sur le deuxième plat, vignette noire (80 × 110). Deux feuillets blancs. Une page : Exemplaire № (c'est un secret) surmonté d’un dessin ; verso blanc. – Faux titre avec autoportrait (100 × 135) - Page de titre : Entre un bandeau et un cul-de-lampe noirs, titre rouge ; verso blanc. — Une page : Épigraphe ; verso blanc. - Préface (1 p.) encadrée.

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