mardi 6 janvier 2009

Charles Marguetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Évremond (1614-1703), un auteur à succès publié malgré lui.



Portrait gravé de Saint-Evremond d'après Parmentier. Frontispice de l'édition de 1705 en 2 vol. in-4.

Voici un homme pour lequel j'ai une certaine admiration sans pour autant le connaître ne serait-ce qu'assez pour m'en faire une juste idée. C'est donc sur l'impression qu'il me laisse lorsque je le lis que je fonde mon jugement. Mais on se trompe souvent à juger trop rapidement, à aimer trop vite.

Charles Marguetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Évremond (1614-1703). Voilà un homme qui aura traversé pratiquement l'intégralité de son siècle, le Grand Siècle, qui aura fortement marqué le monde de l'édition de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, et pourtant que la postérité n'aura retenu que comme un auteur secondaire, aujourd'hui pratiquement oublié. (1)

La Fontaine, Molière, Racine, Corneille étaient ses contemporains. Qui se souvient aujourd'hui de la Comédie des Académistes qui fit sensation à l'époque de sa publication en 1650 ?

Nous sommes loin du temps où le libraire Barbin disait à un auteur : "Eh ! Monsieur, faites-moi du Saint-Evremond, je vous donnerai trente pistoles", et où le sévère Bayle l'appelait un écrivain incomparable. Voltaire, dans son Siècle de Louis XIV, ayant écrasé Saint-Evremond avec cette superbe qui lui était familière, tout avait été dit. En vain Sabatier de Castres avait tenté de le réhabiliter. En vain La Harpe lui avait consacré quelques pages où, sans replacer ce penseur ingénieux à sa hauteur, il se montrait juste, quoique superficiel, et où il expliquait assez bien comment ses Mélanges, écrits avant les oeuvres des grands maîtres, mais réunis en corps d'ouvrage longtemps après, avaient pâli au grand jour des impressions qui s'étaient succédé lors de sa mort.

Saint-Evremond, noble de vieille roche, était né en 1614. A 16 ans, il avait quitté l'étude pour le métier des armes. En 1640, il commandait une commandait une compagnie au sièg d'Arras, et à Nortlingue, à la tête des gardes du grand Condé, il payait valeureusement de sa personne. Condé avait alors pour favoris les La Rochefoucault, les Bussy-Rabutin, et c'est en cette compagnie que Saint-Evremond vécut jusqu'à la prison des princes. Il avait pour amis le duc de Candale, Miossens, Palluau, Créqui, le comte d'Olonne, c'est à dire tout ce qu'il y avait de plus illustre et de plus brillant.

Saint-Evremond cultivait l'amour pour les belles lettres et les penseurs de son temps. Il disait ainsi : "Les Essais de Montaigne, les poésies de Malherbe, les tragédies de Corneille et les oeuvres de Voiture se sont établis comme un droit de me plaire toute ma vie." (...) mais il n'aimait pas les pédants et les doctes : " (...) Je n'aime point, ajoute-t-il, les gens doctes qui emploient toute leur étude à restituer un passage... Dans les histoires, ils ne connaissent ni les hommes ni les affaires : ils rapportent tout à la chronologie, et, pour pouvoir nous dire quelle année est mort un consul, ils négligeront de connaître son génie et d'apprendre ce qui s'est fait sous son consulat. Cicéron ne sera jamais pour eux qu'un faiseur d'oraisons, César qu'un faiseur de commentaires ; le consul, le général leur échappent ; le génie qui anime leurs ouvrages n'est point apperçu."

Mais Saint-Evremond était avant tout un libertin, un épicurien, un hédoniste insatiable.

"Mais quelque plaisir que je prenne à la lecture, avait-il dit précédemment, celui de la conversation me sera toujours le plus sensible. Le commerce des femmes me fournirait le plus doux, si l'agrément qu'on trouve à en voir d'aimables ne laissait la peine de se défendre de les aimer." (c'est si bien écrit !)

L'influence de l'hôtel de Rambouillet se fait sentir dans ce propos. Le respect et le culte de la femme était le dogme des honnêtes gens de cette époque.

Il commença dans la carrière des lettres sur le mode de la satire avec sa Comédie des académistes (1650). C'était l'époque de l'Académie française naissante. Chacun y allait de ses intentions, Gomberville ne voulait de car ni de pourquoi ; Colletet condamnait néanmoins.

Dans son dialogue satitique, Saint-Evremond s'était donné la licence de trouver les ridicules du prince de Condé ! Il fut disgracié. C'était en suivant la guerre que Saint-Evremond composait ces écrits piquants, et même ses premiers et meilleurs fragments philosophiques. Il avait une disposition à la raillerie, au persiflage (comme Bussy-Rabutin d'ailleurs aux mêmes moments).

C'est une lettre adressée au marquis de Créqui, diatribe contre la conduite du cardinal, trouvée chez madame Du Plessis-Bellière après l'arrestation de Fouquet, qui décida de son exil définitif. Il mourut à Londres en 1703 agé de 90 ans, sans jamais remettre les pieds sur le sol français. Il fut enterré dans l'abbaye de Westminster auprès des grands hommes de l'Angleterre.

La punition était bien sévère pour un petit écrit qui tenait de la badinerie. Mais ce n'est pas la sévérité du cardinal qu'il faut y voir mais bien celle de Louis XIV qui ne pardonna jamais à la fronde et qui toute sa vie conserva de l'éloignement pour les esprits indisciplinés de ce temps (Bussy-Rabutin resta près de 18 ans exilé dans son château de Bourgogne pour son Histoire amoureuse des gaules publiée à son insu en 1665).

A londres il vivait adulé, au sein de la petite cour d'exil qu'avait instaurée la duchesse de Mazarin. Il eut l'autorisation de venir à Paris en 1689 seulement. Il répondit : "J'aime mieux rester à Londres où l'on est habitué à ma loupe et à mes cheveux blancs."

Il était intime de la célèbre courtisane Ninon de Lenclos à laquelle il se confiait : "Du souvenir de mes jeunes années, de la mémoire de ma vivacité passée, je tâche d'animer la langueur de mes vieux jours. Ce que je trouve de plus fâcheux à mon âge, c'est que l'espérance est perdue, l'espérance qui est la plus douce des passions, et celle qui contribue davantage à nous faire vivre agréablement. Désespérer de vous voir jamais est ce qui me fait le plus de peine (...)"

et plus loin,

"A quatre-vingt-huit ans, je mange des huîtres tous les matins, je dîne bien et je ne soupe pas mal. On fait des héros pour un moindre mérite que le mien."

Venons-en à ce qui nous occupe le plus souvent sur le Bibliomane moderne, les éditions, la bibliophilie, la bibliographie.

Saint-Evremond a été édité de très nombreuses fois de son vivant, et pourtant c'est sans son accord et sans avoir été revues par lui que ses travaux ont été publiés de nombreuses fois à la fin du XVIIe siècle. Voici une esquisse bibliographique des éditions des Oeuvres de Saint-Evremond :

- Oeuvres mêlées, Paris, Barbin, 1668 (premier recueil).
- Oeuvres mêlées, Paris, Barbin, 1689, in-4 (la première dans ce format).
- Oeuvres mêlées, Paris, Barbin, 1690, 2 vol. in-12.
- Oeuvres mêlées, Amsterdam, Desbordes, 1691, 2 vol. in-12.
- Oeuvres mêlées, Paris, Barbin, 1692, 5 vol. in-12.
- Oeuvres mêlées, 5e éd., Paris, Compagnie des libraires, 1698, 2 vol. in-4.
- Oeuvres mêlées, Amsterdam, Mortier, 1698, 2 vol. in-12.
- Oeuvres nouvelles (par l'abbé Raguenet), Paris, 1700, in-12.
- Nouveau recueil (par l'abbé Pic), Paris, Anisson, 1701 ou 1711 in-12.

L'abbé Pic et La Valterie étaient ceux qui confectionnaient du Saint-Evremond à juste prix pour Barbin et les autres libraires.

On citera encore les deux meilleures éditions anciennes et les seules authentiques.

- Oeuvres, Londres, Tonson, 1705, 2 vol. in-4 (voir plus bas)
- Oeuvres, Londres, 1725, 7 vol. in-12.

Ce billet est l'occasion de vous offrir la lettre que Saint-Evremond écrivit au libraire Barbin de Paris au sujet de la publication de ses ouvrages. La première édition où figure cette lettre est la belle édition en 2 vol. in-4 de 1705 publiée à Londres par J. Tonson, dont nous reproduisons ci-dessous le titre du premier volume.


Voici la lettre à Barbin datées de 1698 :

Cliquez sur les images pour les agrandir


Évidemment, ce billet n'est qu'une évocation pour vous inviter à aller plus loin, à mieux connaître ce "dédaigné" de notre patrimoine littéraire. Nous lui reconnaissons autant de talent et de droit à la reconnaissance qu'un La Rochefoucauld ou un Bussy-Rabutin. Chacun pose sa pierre à l'édifice de la connaissance du Grand siècle.

(1) Ce billet est inspiré d'un article paru dans le Bulletin du Bouquiniste de A. Aubry, 1ère année, 1857, pp. 69-76 et dû à la plume de M. A. Hiver de Beauvoir.

Bonne journée,
Bertrand

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